L'histoire du Jardin de Pamplemousses s'inscrit dans l'aventure d'un homme au destin romanesque. Pierre Poivre, né à Lyon le 23 août 1719, se destinait initialement à la prêtrise avant qu'un boulet de canon anglais ne lui arrache le bras droit en 1745, l'obligeant à renoncer aux ordres[^1]. Cette blessure infligée lors d'un affrontement naval sur les routes des épices orientales allait paradoxalement le conduire vers sa véritable vocation : la botanique.
Fasciné par le commerce lucratif des épices qu'il découvre lors de sa convalescence à Batavia, l'actuelle Jakarta, Poivre conçoit un projet audacieux : briser le monopole néerlandais sur les muscadiers et les girofliers, ces « plantes interdites » jalousement gardées dans l'archipel des Moluques[^2]. Entre 1748 et 1755, il organise trois expéditions périlleuses vers l'Asie du Sud-Est, rapportant clandestinement des plants et des milliers de graines.
En 1767, nommé intendant de l'Isle de France et de l'île Bourbon par Louis XV, Pierre Poivre acquiert la propriété de Mon Plaisir, ancienne demeure du gouverneur Mahé de La Bourdonnais fondée en 1735[^3]. C'est sur ce domaine situé à quelques kilomètres au nord de Port-Louis qu'il crée le jardin qui fera sa renommée posthume. Pendant cinq années, jusqu'à son retour en France en 1772, le botaniste y acclimate plus de 650 espèces végétales venues des quatre coins du globe : laurier des Antilles, camphrier de Chine, arbre à pain des Philippines, litchi de Cochinchine[^4].
Un conservatoire végétal d'exception
S'étendant aujourd'hui sur trente-sept hectares, le jardin botanique Sir Seewoosagur Ramgoolam – rebaptisé ainsi en 1988 en hommage au père de l'indépendance mauricienne – demeure le plus ancien jardin botanique tropical de l'hémisphère sud. Sa collection impressionnante témoigne de trois siècles d'enrichissement botanique continu.
Le bassin des nénuphars géants constitue l'emblème incontournable du jardin. Les Victoria amazonica, découvertes pour la première fois en 1801 par le botaniste Taddeus Haenke sur un affluent de l'Amazone, déploient leurs feuilles circulaires pouvant atteindre trois mètres de diamètre[^5]. Ces disques végétaux à l'architecture stupéfiante, dont le revers hérissé d'épines évoque les nervures d'un plat à tarte géant, peuvent supporter le poids d'un enfant. Leurs fleurs éphémères, blanches la première nuit puis roses le lendemain, ne s'épanouissent qu'au crépuscule, orchestrant un ballet nocturne avec leurs pollinisateurs, de petits coléoptères prisonniers volontaires durant la journée.
La collection de palmiers représente une autre fierté du jardin. Quatre-vingt-quinze variétés d'Amérique centrale, d'Asie, d'Afrique et des îles de l'océan Indien se disputent l'espace : palmiers royaux aux stipes élancés comme des colonnes le long de l'avenue Pierre Poivre, palmiers raphia de Madagascar dont l'épiderme fournit la légendaire « corde maïs » des jardiniers, palmiste bouteille au corps ventru endémique de l'île Ronde[^6]. Mais la palme de la singularité revient au talipot de Ceylan, ce géant pouvant atteindre vingt-cinq mètres de hauteur dont les feuilles s'étalent sur sept mètres d'envergure. Arbre monocarpique par excellence, il ne fleurit qu'une seule fois au terme de quarante à soixante années d'existence, produisant l'une des plus grandes inflorescences du monde végétal – jusqu'à huit mètres – avant de mourir dans un ultime éclat de splendeur.
Au-delà de ces vedettes botaniques, le jardin abrite des espèces rares et endémiques : bois d'ébène mauricien, baobabs africains, araucarias, flamboyants écarlates, goyaviers, et bien sûr les précieuses épices que Pierre Poivre rêvait d'acclimater – cannelle, muscade, girofle, poivre.
Un patrimoine chargé d'histoire
Le Jardin de Pamplemousses ne se résume pas à sa seule richesse botanique. Il incarne également un pan significatif de l'histoire mauricienne et mondiale. Ses allées portent les noms illustres de ceux qui contribuèrent à son développement : Pierre Poivre naturellement, mais aussi Jean-Nicolas Céré qui lui succéda et consacra sa vie et sa fortune au jardin, James Duncan qui le ressuscita en 1849 après des décennies de relatif abandon sous administration britannique, ou encore Philibert Commerson, le botaniste de l'expédition de Bougainville qui herborisa deux années durant aux côtés de Poivre[^7].
Le Château de Mon Plaisir, reconstruit en 1823 par le général Darling sur l'emplacement de l'ancienne demeure de La Bourdonnais, accueille traditionnellement les chefs d'État en visite officielle[^8]. Cette coutume a donné naissance à une tradition singulière : les personnalités étrangères plantent un arbre en témoignage de leur passage. François Mitterrand, Nelson Mandela, Indira Gandhi, la princesse Margaret comptent ainsi parmi les illustres jardiniers d'un jour qui ont enrichi le patrimoine arboré du lieu[^9].
L'imposant portail en fer forgé blanc qui marque l'entrée principale provient du Crystal Palace de Londres. Cette œuvre magistrale remporta le premier prix de l'Exposition coloniale d'Oxford en 1862 avant d'être offerte par François Liénard de la Mivoye, naturaliste franco-mauricien[^10]. Plus loin, l'obélisque Liénard en marbre blanc, classé patrimoine national en 1958, rend hommage aux travailleurs qui œuvrèrent pour l'agriculture et la préservation de la nature mauricienne.
Le jardin conserve également la mémoire littéraire de l'île. Un banc commémoratif évoque Paul et Virginie, les héros du roman éponyme de Bernardin de Saint-Pierre dont l'intrigue se déroule entièrement à l'Isle de France. Ces amoureux légendaires, créatures de fiction devenues mythes insulaires, possèdent même des tombes factices dans le parc, ultime frontière entre réalité historique et imaginaire romanesque.
Les défis de la conservation contemporaine
Malgré son statut d'attraction touristique majeure de l'île Maurice – le site accueille plusieurs dizaines de milliers de visiteurs annuellement – le Jardin de Pamplemousses fait face à des défis de conservation. Des voix s'élèvent régulièrement pour déplorer l'absence quasi-totale d'étiquetage scientifique des espèces, privant le lieu de sa vocation pédagogique première[^11]. Le paysagiste français Gilles Clément, consulté sur l'avenir du jardin, n'hésita pas à déclarer qu'en tant que jardin botanique stricto sensu, il était « disqualifié », victime selon lui d'une mentalité visant à transformer tout site de qualité en destination touristique rentable au détriment de sa mission scientifique.
Les questions d'entretien se posent également avec acuité. Certains visiteurs récents ont rapporté une dégradation préoccupante : branches cassées obstruant les allées, pelouses insuffisamment tondues, absence criante de personnel de maintenance. Ces témoignages contrastent douloureusement avec la réputation séculaire d'excellence du jardin.
Pourtant, le Jardin de Pamplemousses demeure membre du Botanic Gardens Conservation International, réseau mondial œuvrant pour la conservation botanique[^12]. Cette appartenance rappelle que derrière l'attrait touristique subsiste une mission fondamentale : préserver le patrimoine génétique végétal des Mascareignes et maintenir vivante la mémoire de ces botanistes aventuriers qui, au péril de leur vie, rapportèrent d'horizons lointains les semences d'un autre monde.
« Le don d'une plante utile me paraît plus précieux que la découverte d'une mine d'or et un monument plus durable qu'une pyramide », écrivait Bernardin de Saint-Pierre. Cette citation, gravée dans l'avenue Labourdonnais, résume l'ambition première de Pierre Poivre. Trois siècles plus tard, son rêve botanique continue de fleurir sous le soleil mauricien, invitation permanente au voyage dans le règne végétal, témoignage vivant d'une époque où l'exploration scientifique se confondait avec l'aventure.
Notes
[^1]: Pierre Poivre fut amputé du bras droit après avoir été touché par un boulet de canon lors d'un affrontement avec un navire anglais en 1745, alors qu'il naviguait à bord d'un vaisseau de la Compagnie française des Indes orientales. Cette blessure l'empêcha de poursuivre sa vocation sacerdotale initiale. Source : Wikipédia, « Pierre Poivre », décembre 2024.
[^2]: Entre 1748 et 1755, Pierre Poivre organisa trois expéditions vers l'archipel des Moluques pour obtenir clandestinement des plants de muscadiers et de girofliers, brisant ainsi le monopole commercial hollandais sur ces épices précieuses. En 1755, il revint avec 3 000 noix de muscade et de nombreux plants d'épices. Source : Lyon Mag, « Qui était Pierre Poivre, l'aventurier lyonnais des épices ? », septembre 2024.
[^3]: Le jardin botanique de Pamplemousses succède au jardin du gouverneur Mahé de La Bourdonnais fondé en 1735 pour le ravitaillement des navires en route vers les Indes. Pierre Poivre acquit la propriété de Mon Plaisir en 1770, que le roi de France racheta ensuite le 12 octobre 1772 pour 38 400 livres. Source : Wikipédia, « Jardin botanique Sir Seewoosagur Ramgoolam », août 2025.
[^4]: Pierre Poivre y rassembla des arbres et des épices du monde entier : laurier des Antilles, camphrier de Chine, arbre à pain des Philippines, litchi de Cochinchine, ainsi que de nombreuses autres espèces. Il y accueillit notamment Philibert Commerson, le botaniste de l'expédition de Bougainville. Source : Wikipédia, « Jardin botanique Sir Seewoosagur Ramgoolam », août 2025.
[^5]: Le Victoria amazonica a été observé pour la première fois en 1801 par le botaniste Taddeus Haenke sur le Rio Mamoré, un affluent de l'Amazone. Ses feuilles peuvent atteindre jusqu'à 3 mètres de diamètre et le revers présente de fortes nervures réticulées et aérifères ainsi que des épines protectrices. Source : Hortus Focus, « Les nénuphars géants du Jardin de Pamplemousse », novembre 2022.
[^6]: Le jardin compte 95 variétés de palmiers d'Amérique centrale, d'Asie, d'Afrique et des îles de l'océan Indien, incluant le palmier royal, le palmier raphia de Madagascar dont l'épiderme donne la fibre appelée « corde maïs », le palmiste bouteille endémique de l'île Ronde, et le talipot de Ceylan dont les feuilles peuvent atteindre sept mètres d'envergure. Source : Wikipédia, « Jardin botanique Sir Seewoosagur Ramgoolam », août 2025.
[^7]: Philibert Commerson, botaniste de l'expédition de Bougainville, débarqua à l'Île de France où Pierre Poivre l'accueillit. Pendant deux ans, les botanistes herborisèrent, classèrent, inventorièrent et plantèrent de concert dans le jardin. Source : Wikipédia, « Jardin botanique Sir Seewoosagur Ramgoolam », août 2025.
[^8]: Le Château de Mon Plaisir fut reconstruit en 1823 par le Général Darling sur l'ancienne propriété du Gouverneur de Labourdonnais, rachetée par Pierre Poivre en 1767. Cette demeure coloniale accueille traditionnellement les personnalités en visite officielle. Source : Bonjourmaurice.com, « Jardin de Pamplemousses à Maurice », septembre 2025.
[^9]: Le jardin a reçu la visite de nombreuses personnalités internationales qui ont planté des arbres, notamment François Mitterrand, Nelson Mandela, Indira Gandhi, la princesse Margaret et Robert Mugabe. Source : Ile-maurice.fr, « Le jardin de Pamplemousse », novembre 2023.
[^10]: Le portail en fer forgé à l'entrée du jardin, cadeau de François Liénard de la Mivoye, remporta le premier prix à l'Exposition intercoloniale en 1862. L'obélisque Liénard en marbre blanc fut classé patrimoine national en 1958. Source : Carnets Vanille, « Visiter le Jardin de Pamplemousses à l'Ile Maurice », octobre 2021.
[^11]: Les naturalistes sont déçus de ne pouvoir bénéficier des trésors botaniques en raison de l'absence presque totale d'étiquetage scientifique. Le paysagiste Gilles Clément déclara : « En tant que jardin botanique, il est disqualifié ! Ce jardin est victime d'une mentalité globale qui vise à transformer n'importe quel site de qualité en un site soi-disant touristique et rentable. » Source : Wikipédia, « Jardin botanique Sir Seewoosagur Ramgoolam », août 2025.
[^12]: Le Sir Seewoosagur Ramgoolam Botanic Garden est membre du Botanic Gardens Conservation International (BGCI), réseau mondial qui soutient les jardins botaniques dans leur travail de conservation. Source : Site officiel SSRBG, ssrbg.govmu.org.