L'histoire de ce site exceptionnel ne commence pas en 1775, mais trois décennies plus tôt, dans l'esprit visionnaire de Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais¹. Ce gouverneur des Mascareignes, figure emblématique de l'expansion française dans l'océan Indien, comprend dès 1745 que l'île de France doit s'affranchir de sa dépendance métropolitaine.
Sur un domaine de quelque 4 000 hectares², il fait ériger les Forges de Mon Désir, première grande industrie civile de Maurice. Cette installation métallurgique, dotée de hauts-fourneaux et noyée dans une épaisse forêt, emploie près de 790 esclaves³. Le bois, transformé en charbon, alimente ces forges qui produisent fer et fonte destinés aux fortifications de l'île entre 1752 et 1759⁴.
L'explosion qui changea tout
L'année 1774 marque un tournant dramatique. À Baie aux Tortues — aujourd'hui Balaclava —, la poudrerie établie par Mahé de La Bourdonnais en 1740⁵ explose dans un fracas épouvantable, causant de nombreuses victimes. Cette catastrophe industrielle, aux conséquences tragiques, contraint les autorités françaises à repenser leur stratégie. La proximité du littoral, vulnérable aux attaques ennemies, rend le site inadéquat pour une activité aussi stratégique⁶.
Le génie de Cossigny
C'est alors qu'entre en scène Joseph-François Charpentier de Cossigny de Palma⁷, personnage fascinant de l'histoire mauricienne. Né à Port-Louis en 1736, fils d'ingénieur de la Compagnie des Indes orientales et cousin du gouverneur David Charpentier de Cossigny, cet homme aux multiples talents — ingénieur militaire, explorateur, botaniste — se voit confier une mission délicate : édifier un nouveau moulin à poudre sur les vestiges des Forges de Mon Désir.
L'ingénieur, qui introduira plus tard le litchi aux Mascareignes⁸, déploie toute son expertise pour concevoir un édifice révolutionnaire. Les plans qu'il dessine en 1775 surpassent, par leur sophistication, ceux des poudreries françaises⁹. Innovation technique remarquable : Cossigny maîtrise l'art de préparer la poudre en la maintenant humide, procédé qui évitera désormais les accidents mortels¹⁰.
Une main-d'œuvre cosmopolite
Le chantier mobilise une population laborieuse aux origines diverses. Forgerons, charpentiers, artisans spécialisés côtoient une main-d'œuvre servile principalement issue du Mozambique et de Madagascar¹¹. Cette coexistence, paradoxale dans le contexte colonial, témoigne d'un degré d'intégration remarquable. Comme le souligne l'historienne Vijaya Teelock, confier aux esclaves la fabrication de poudre à canon constituait un pari audacieux, impensable dans les autres colonies françaises hantées par la peur des révoltes¹².
Le drame de 1779
Hélas, malgré les précautions de Cossigny, le destin frappe à nouveau. En 1779, un incendie ravage partiellement l'installation¹³. Le bilan est tragique : cinq morts, dont quatre esclaves et un soldat d'artillerie¹⁴. Cette catastrophe, moins meurtrière que celle de Balaclava, n'interrompt pas pour autant l'activité de la poudrerie, qui continue de servir l'effort de guerre français jusqu'en 1810.
Les métamorphoses d'un patrimoine
L'invasion britannique de 1810 sonne le glas de l'industrie poudriére. Le 30 novembre 1810, les troupes anglaises du général Abercromby font halte dans l'enceinte du moulin lors de leur marche vers Port-Louis¹⁵. Un tableau du soldat Robert Temple immortalise cette scène historique, témoignage précieux de l'architecture du site à l'époque¹⁶.
Dès 1823, les Britanniques transforment les bâtiments en prison d'État¹⁷. Parmi les détenus célèbres figure le prince cinghalais Eyhelepola Wijesoondra, ancien Premier ministre du dernier roi de Kandy, exilé ici en 1825 pour avoir comploté contre la couronne britannique¹⁸.
Au fil des décennies, le site connaît diverses affectations : orphelinat, puis hôpital¹⁹. Chaque époque laisse sa marque architecturale, créant un palimpseste bâti où se lisent les strates de l'histoire mauricienne.
Renaissance patrimoniale
Aujourd'hui, classé monument national depuis 1951²⁰, l'Old Powder Mills renaît de ses cendres. Sa tour imposante, dernier vestige de la poudrerie originelle, domine un paysage forestier où serpentent des sentiers discrets. Le gouvernement mauricien a aménagé un nature trail qui permet aux visiteurs de déambuler dans cette forêt chargée d'histoire²¹.
Des fouilles archéologiques récentes ont mis au jour de nombreux artefacts — insignes militaires, objets du quotidien — qui enrichissent notre compréhension de ce passé complexe²². Ces découvertes, analysées par le Centre for Research on Slavery and Indenture de l'université de Maurice, éclairent d'un jour nouveau l'histoire de l'esclavage et du travail servile dans l'océan Indien.
Mémoire vivante
Loin d'être un simple vestige poussiéreux, l'Old Powder Mills s'impose comme un laboratoire mémoriel où convergent les récits de l'ingéniosité française, de la résistance servile et des mutations coloniales. Dans cette clairière de Pamplemousses où résonnent encore les échos du marteau sur l'enclume, se dessine en filigrane l'âme métissée de Maurice.
Ce patrimoine, longtemps délaissé, mérite aujourd'hui l'attention de tous ceux que passionne l'histoire de l'océan Indien. Car au-delà de ses murs de basalte et de ses fondations moussues, l'Old Powder Mills raconte l'épopée universelle des hommes face à l'histoire — leurs ambitions, leurs drames, leurs espoirs.
PHOTO PRINCIPALE : Laura Pointon
Notes de pied de page
¹ Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais (1699-1753), gouverneur des Mascareignes de 1735 à 1746
² Centre for Research on Slavery & Indenture, "The Moulin À Poudre Cultural Landscape"
³ Defimedia.info, "Moulin à Poudre : retour dans le passé"
⁴ Let's Discover Mauritius, "The Old Powder Mill Of Pamplemousses Historical Site"
⁵ Ibid.
⁶ Ibid.
⁷ Joseph-François Charpentier de Cossigny de Palma (1736-1809), ingénieur, explorateur et botaniste
⁸ Wikipedia, "Joseph-François Charpentier de Cossigny de Palma"
⁹ Let's Discover Mauritius, op. cit.
¹⁰ Mautourco, "Prince Eyhelepola Wijesoondra, prisoner in Moulin à Poudre"
¹¹ L'Express Maurice, "Histoire: le Moulin à Poudre tonne encore"
¹² Vijaya Teelock, "The Moulin à Poudre Cultural Landscape History and Archaeology"
¹³ Let's Discover Mauritius, op. cit.
¹⁴ Ibid.
¹⁵ Mauritius Mag, "The Powder Mills Badges"
¹⁶ Ibid.
¹⁷ Let's Discover Mauritius, op. cit.
¹⁸ Mautourco, op. cit.
¹⁹ Let's Discover Mauritius, op. cit.
²⁰ Defimedia.info, op. cit.
²¹ Explore Mauritius, "Powder Mills Trails"
²² Mauritius Mag, op. cit.