La carte de l'île Maurice ressemble à s'y méprendre à un album de souvenirs français. En parcourant ses routes sinueuses, le voyageur cultivé pourrait se croire transporté tantôt dans les Pyrénées, tantôt en Meuse, tantôt en Saône-et-Loire. Cette étonnante familiarité toponymique n'a rien du hasard : elle est le fruit d'un siècle de présence française, de 1715 à 1810, lorsque l'île portait encore le nom évocateur d'Isle de France[^1].
Port-Louis et Mahébourg, hommages royaux et militaires
L'empreinte française s'impose dès l'arrivée dans la capitale. Port-Louis, ainsi baptisée par Mahé de Labourdonnais en 1735 en l'honneur de Louis XV, incarne la volonté du gouverneur de transformer ce qui n'était alors que le Port Nord-Ouest en un joyau de la colonisation française[^2]. Ce visionnaire bâtisseur fit de ce port naturel la base navale stratégique des établissements français de l'océan Indien, rivalisant en importance avec Bombay ou Madras[^3].
À quelques lieues de là, Mahébourg rend un vibrant hommage au même Labourdonnais. Fondée en 1806 par le gouverneur général Charles Mathieu Isidore Decaen, cette ville du Sud-Est porte le nom de celui qui reste dans la mémoire collective mauricienne comme le véritable architecte de la prospérité de l'Isle de France[^4]. Le choix de cette dénomination n'est pas anodin : Mahébourg garde en son sein les stigmates de la bataille du Grand Port de 1810, unique victoire navale de Napoléon gravée sur l'Arc de Triomphe parisien[^5].
Une France miniature sous les tropiques
La nostalgie des colons français a littéralement redessiné la carte mauricienne. Souillac, charmant village du sud de l'île, doit son nom au vicomte François de Souillac, gouverneur de 1779 à 1787[^6]. Ce n'est pas un hasard si ce toponyme évoque une commune du Lot-et-Garonne : les colons, en quête de repères familiers sous des latitudes lointaines, transposèrent sur cette terre tropicale les noms de leur patrie[^7].
Cluny rappelle l'abbaye bourguignonne et témoigne de l'admiration pour le patrimoine culturel français. Luchon, petite localité mauricienne, fait écho à la célèbre station thermale pyrénéenne de Bagnères-de-Luchon, surnommée « la reine des Pyrénées ». Verdun, référence à la ville de la Meuse, a été baptisée bien avant que ce nom ne devienne synonyme de l'héroïsme de 1916[^8]. Cette France en miniature révèle une réalité coloniale universelle : le besoin viscéral de recréer, à des milliers de kilomètres de la mère patrie, un environnement linguistique rassurant.
Curepipe, anecdote pittoresque d'une époque révolue
Certains noms racontent des histoires plus prosaïques mais non moins savoureuses. Curepipe, deuxième ville de Maurice perchée sur le plateau central, tire son appellation d'une habitude bien ancrée dans les mœurs militaires françaises. Sur la route de Port-Louis à Mahébourg, les soldats napoléoniens faisaient halte en ce lieu pour se reposer et, comme le veut la tradition, curer leurs pipes obstruées[^9]. Ce nom, qui aurait ravi Rabelais selon les chroniqueurs du XIXe siècle, a survécu aux vicissitudes de l'histoire pour désigner aujourd'hui une ville de plus de 80 000 habitants.
L
Mahébourg
Les cicatrices glorieuses de la guerre de Crimée
L'île Maurice porte aussi, de manière plus inattendue, les traces des conflits européens du XIXe siècle. Balaclava, Alma et Sébastopol : ces trois noms évoquent les grandes batailles de la guerre de Crimée (1854-1856) qui opposa la France et le Royaume-Uni à la Russie[^10]. Cette toponymie guerrière, baptisée au milieu du Second Empire français, révèle un certain « chauvinisme » colonial selon les historiens[^11]. Là où se dressent aujourd'hui hôtels et villas résidentielles, résonnent encore en écho les victoires militaires d'une France alors au faîte de sa gloire napoléonienne.
Une résistance linguistique singulière
Le plus remarquable dans cette histoire toponymique reste peut-être sa persistance. Lorsque les Britanniques s'emparent de l'Isle de France en 1810, rebaptisant l'île Maurice, ils font preuve d'une tolérance inhabituelle. Contrairement à leurs pratiques habituelles, ils conservent l'essentiel des noms de lieux français. Port-Louis, Mahébourg, Rivière Noire, Pamplemousses, Savanne, Quatre-Bornes : la nomenclature française survit, s'imposant même aux nouveaux maîtres britanniques[^12].
Cette exception s'explique par les concessions accordées aux anciens colons français. Le Code Napoléon, la religion catholique, la langue française et jusqu'aux douanes locales furent maintenus[^13]. Les Britanniques, pragmatiques, comprirent qu'imposer une refonte complète de la toponymie risquait d'aliéner une population qu'ils préféraient rallier.
Une mémoire encore vivante
Aujourd'hui encore, cette toponymie française façonne l'identité mauricienne. Si l'anglais est la langue officielle, le français demeure la langue de cœur de nombreux Mauriciens, et ces noms de lieux en sont les témoins silencieux. De la cascade de Rochester Falls à Souillac jusqu'au Trou-aux-Cerfs à Curepipe, chaque lieu-dit raconte une page de l'histoire franco-mauricienne.
En 1987, la ville de Souillac (Maurice) s'est d'ailleurs jumelée avec son homonyme du Lot, scellant symboliquement un lien qui transcende deux siècles d'histoire[^14]. Un buste du vicomte de Souillac fut inauguré au Batelage en 2007, rappelant que si l'Empire colonial français appartient désormais au passé, sa trace demeure indélébile dans la géographie de l'île Maurice.
Cette toponymie, loin d'être une simple curiosité linguistique, constitue un patrimoine immatériel précieux. Elle témoigne d'une époque où la France rayonnait jusqu'aux confins de l'océan Indien, y laissant une empreinte culturelle qui, contre toute attente, a survécu au changement de souveraineté. Dans un monde globalisé où les particularismes s'estompent, ces noms français de Maurice rappellent que l'histoire s'écrit aussi dans la géographie, et que certaines marques du passé défient l'érosion du temps.
Notes et références
[^1]: « L'origine des noms des villes et villages de l'Ile Maurice », Famille au Soleil, juillet 2025. L'île Maurice, devenue « Isle de France » de 1715 à 1810, conserve des traces indélébiles de la période française.
[^2]: « Villes et villages de Maurice : D'où viennent leurs noms », Expat.com, avril 2021. Port-Louis fut renommé en l'honneur du roi Louis XV par Mahé de Labourdonnais sous l'occupation française.
[^3]: « Histoire de Maurice », Wikipédia, octobre 2025. Port-Louis joua un rôle équivalent à celui de ports comme Bombay ou Madras, avec près de 350 bateaux y faisant escale en 1803.
[^4]: « Notre Ile », Coquille Bonheur. En 1806, le gouverneur général Charles Mathieu Isidore Decaen crée la ville de Mahébourg, nommée en l'honneur de Mahé de La Bourdonnais.
[^5]: « Histoire de Maurice », Wikipédia, octobre 2025. La bataille du Grand Port (août 1810) fut la première victoire navale française sur les Britanniques dans la région, commémorée par une inscription sur l'Arc de Triomphe à Paris.
[^6]: « Souillac (Maurice) », Wikipédia, octobre 2023. Le village doit son nom à François de Souillac, gouverneur de l'île de 1779 à 1787, qui décida de créer un port pour le sud-ouest de l'Isle de France en 1787.
[^7]: « L'origine des noms des villes et villages de l'Ile Maurice », Famille au Soleil, juillet 2025. Souillac rend hommage à une ville du Lot-et-Garonne, rappelant le lien entre les colons et leur terre natale.
[^8]: Ibid. Verdun fait référence à la ville de la Meuse, qui fut plus tard le théâtre de la célèbre bataille de 1916. Ces transpositions montrent la nostalgie des colons pour leur pays d'origine.
[^9]: « Curepipe », Wikipédia, octobre 2025. Le nom vient de l'activité des soldats napoléoniens dont l'une des principales occupations consistait à curer leurs pipes lors des haltes sur la route entre Port-Louis et Grand-Port.
[^10]: « Poudre d'or, les toponymes mauriciens racontent leur histoire », KOZÉ, juin 2020. Balaclava, Alma et Sébastopol font référence aux batailles de la guerre de Crimée, soldée par la défaite de la Russie.
[^11]: Ibid. Au milieu du XIXe siècle, il n'était pas rare de voir des noms de lieux faisant allusion aux victoires du Second Empire français, témoignant d'un certain chauvinisme colonial.
[^12]: « Maurice (île) », Axl.cefan.ulaval.ca. Les noms de lieux sont très majoritairement d'origine française, bien que l'Administration britannique ait parfois traduit certains d'entre eux.
[^13]: « Histoire de Maurice », Wikipédia, octobre 2025. Les Britanniques consentirent à ce que les habitants puissent continuer à utiliser leur langue, leur religion catholique, leur Code civil napoléonien, leurs traditions et leurs douanes.
[^14]: « Ile Maurice - Village de Souillac jumelé à la ville de Souillac - France », Mautourco, février 2023. Depuis 1987, Souillac Maurice a été jumelé à la ville de Souillac du département du Lot en France. En 2007, un buste du Vicomte de Souillac fut inauguré au Batelage dans le cadre du 20e anniversaire du jumelage.