Dans le sud sauvage de l'île Maurice, le Groupe Saint Aubin entame un nouveau chapitre de son histoire bicentenaire. Charles Guimbeau a officiellement pris ses fonctions de directeur général le 1er octobre dernier, succédant ainsi à son défunt père, Éric Guimbeau, disparu tragiquement en mars 202.
Cette nomination marque la continuité d'une dynastie familiale qui remonte à 1819, lorsque les premiers Guimbeau, descendants de Gustave Guimbeau — armateur français ayant fait fortune dans le sucre — acquirent les terres du domaine. Aujourd'hui, la huitième génération de la famille se voit confier la destinée d'un ensemble agro-industriel diversifié, employant quelque 1 500 personnes et rayonnant depuis trois domaines emblématiques : le Domaine des Aubineaux à Curepipe, le Domaine de Bois Chéri — qui produit plus de la moitié du thé mauricien, — et le Domaine de Saint Aubin, berceau de la première distillerie artisanale de rhum pur jus de canne de l'île.
Un parcours au sein de l'entreprise familiale
Charles Guimbeau n'arrive pas en terrain inconnu. Intégré au Groupe en décembre 2018 en qualité de directeur général, il a eu le temps d'observer et d'apprendre aux côtés de son père pendant près de six années. Dans une récente interview accordée au magazine spécialisé Rumporter en janvier 2025, le nouveau dirigeant témoignait déjà de sa connaissance approfondie de l'histoire et des activités du groupe, notamment de la distillerie lancée en 2003, fruit d'une innovation majeure dans un pays où seuls les rhums de mélasse étaient produits jusqu'alors.
Cette période de transition s'avère d'autant plus cruciale qu'Éric Guimbeau a disparu dans des circonstances dramatiques.
L'ombre portée d'une crise financière
La succession intervient alors que le Groupe Saint Aubin a traversé l'une des périodes les plus tumultueuses de son histoire. En septembre 2019, la société fut placée sous administration judiciaire par la Mauritius Commercial Bank, à laquelle elle devait près de 870 millions de roupies mauriciennes (environ 18 millions d'euros). Les pertes s'étaient accumulées : 163 millions de roupies en 2014, 139 millions en 2013, 196 millions en 2012¹.
Cette débâcle financière résultait en grande partie d'une diversification ambitieuse mais coûteuse. Face au déclin de l'industrie sucrière consécutif à la fin des accords préférentiels avec l'Union européenne au début des années 2000, la famille Guimbeau avait transformé son ancienne usine sucrière en distillerie ultramoderne et développé une offre touristique autour de la « Route du Thé ». Si ces initiatives ont placé le Groupe à l'avant-garde de l'innovation — Saint Aubin demeure le pionnier du rhum agricole mauricien —, elles n'ont pas généré les revenus escomptés dans les délais prévus.
Éric Guimbeau, qui dirigeait le groupe depuis 2014, avait néanmoins amorcé un redressement progressif. Selon le site officiel de l'entreprise, il « a restructuré le groupe, renforcé les opérations et établi les piliers fondamentaux du succès des différentes filiales », créant notamment Saint Aubin Loisirs et Saint Aubin Distribution.
Les défis d'une relance
Charles Guimbeau hérite donc d'une entreprise en convalescence, mais dont le potentiel demeure intact. Le Groupe dispose d'atouts considérables : des produits de qualité reconnus internationalement, un patrimoine foncier et architectural exceptionnel, et une marque qui incarne l'authenticité mauricienne.
La distillerie de Saint Aubin, d'une capacité de 5 000 litres d'alcool par jour, peine encore à tourner à plein régime. L'exportation du rhum, bien qu'en progression, reste modeste : 90 % de la production est écoulée sur le marché local contre 10 % à l'export. Le développement international constitue dès lors un levier de croissance prioritaire, d'autant que le groupe bénéficie depuis peu d'un partenariat stratégique avec les Français de Planteray, acteur majeur du secteur.
Sur le plan touristique, les trois domaines — avec leurs restaurants, musées, boutiques et chambres d'hôtes — attirent des visiteurs mauriciens et étrangers en quête d'authenticité. Dans un contexte post-pandémique où le tourisme mauricien se recentre sur les expériences culturelles et gastronomiques, cette offre patrimoniale représente un atout stratégique.
Préserver l'héritage, construire l'avenir
Dans le communiqué annonçant sa nomination, Charles Guimbeau a réaffirmé l'engagement du Groupe envers sa « mission : préserver notre patrimoine, nourrir nos valeurs et bâtir un avenir durable », Un message empreint de continuité, qui rend également hommage à la « vision, au leadership et au dévouement » de son père, dont « l'héritage continue de nous guider et de nous inspirer ».
À 203 ans d'existence, le Groupe Saint Aubin se trouve à la croisée des chemins. Parviendra-t-il à transformer son patrimoine historique en avantage compétitif sur des marchés de plus en plus exigeants ? La réponse dépendra en grande partie de la capacité du nouveau dirigeant à poursuivre le redressement amorcé, tout en insufflant une dynamique nouvelle à cette institution mauricienne.
Une chose demeure certaine : en confiant les destinées du Groupe à Charles Guimbeau, la famille perpétue une tradition de transmission qui a permis à cette maison de traverser deux siècles d'histoire économique mauricienne, de l'ère sucrière à celle du tourisme culturel et des spiritueux d'exception.