Au cœur de l'océan Indien, l'île Rodrigues — la plus orientale des Mascareignes — aura longtemps porté le deuil de sa biodiversité disparue. Comme ses voisines Maurice et La Réunion, ce confetti volcanique perdu dans l'immensité marine a vu s'éteindre, au fil des siècles, une grande partie de son patrimoine naturel unique. Le solitaire de Rodrigues, cousin du célèbre dodo mauricien, n'existe plus que dans les gravures anciennes. Pourtant, contre toute attente, deux rescapés s'accrochent encore aux branches des forêts restaurées : la fauvette de Rodrigues (Acrocephalus rodericanus) et le foudi de Rodrigues (Foudia flavicans).
L'histoire de ces deux passereaux tient du conte moderne, où la science et la persévérance triomphent du désastre écologique. Dans les années 1960, la fauvette de Rodrigues fut même brièvement considérée comme éteinte. Les ornithologues n'osaient y croire : avait-on perdu à jamais ce petit passereau brunâtre, discret habitant des bosquets insulaires ? En 1979, le recensement fut glaçant : seules huit ou neuf paires d'individus survivaient encore. Pour le foudi — ce petit oiseau rouge vif au plumage flamboyant — le constat s'avérait encore plus dramatique : en 1968, seulement cinq ou six paires constituaient l'intégralité de la population mondiale connue.
Un sauvetage exemplaire
Face à cette hécatombe annoncée, la Mauritian Wildlife Foundation décida de relever un défi titanesque. Il fallait tout reprendre à zéro : restaurer les habitats dégradés, lutter contre les espèces invasives — rats, chats harets, plantes exotiques —, établir des programmes de reproduction et de surveillance. Pendant des décennies, biologistes, gardes forestiers et bénévoles se sont relayés dans cette bataille silencieuse menée au quotidien sur ce caillou de 108 kilomètres carrés.
Les résultats dépassent aujourd'hui les espérances les plus optimistes. La fauvette de Rodrigues compte désormais quelque 25 000 individus, soit une multiplication par plus de 1 500 en un demi-siècle. Le foodi, quant à lui, affiche une population d'environ 20 000 oiseaux — un rebond prodigieux pour une espèce qui frôla l'anéantissement. Cette spectaculaire remontée des effectifs vient d'être officiellement reconnue par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui a reclassé en octobre 2025 les deux espèces de la catégorie « quasi menacé » à celle de « préoccupation mineure ».
Le foudi de Rodrigues
Les derniers témoins d'un monde disparu
Cette victoire n'en demeure pas moins mélancolique. La fauvette et le foodi sont désormais les ultimes représentants de l'avifaune endémique de Rodrigues, témoins solitaires d'une richesse biologique à jamais disparue. L'île abritait autrefois douze espèces d'oiseaux endémiques : le solitaire de Rodrigues, la perruche de Newton, l'étourneau de Rodrigues, le perroquet de Rodrigues, le héron de nuit de Rodrigues, le râle de Rodrigues, et bien d'autres encore. Dix de ces espèces ont succombé à la colonisation humaine et à ses corollaires — déforestation, chasse, introduction d'espèces invasives. Seules la fauvette et le foodi ont survécu.
Le succès rodrigais offre néanmoins une leçon d'espoir à l'heure où la sixième extinction de masse s'accélère. Il démontre que la détermination et les moyens adéquats peuvent inverser le cours du déclin, même lorsque l'espèce ne tient plus qu'à quelques paires d'individus. Les biologistes de la conservation parlent désormais du « miracle de Rodrigues » comme d'un modèle à suivre pour d'autres îles confrontées à des défis similaires.
Reste que la vigilance s'impose. Si les deux espèces ne sont plus au bord du gouffre, leur aire de répartition demeure confinée à une seule île, les rendant vulnérables aux cyclones, aux épidémies ou à toute catastrophe environnementale. La Mauritian Wildlife Foundation poursuit donc son travail de surveillance et de gestion des habitats, consciente que le combat pour la biodiversité ne connaît jamais de victoire définitive.
Dans les forêts de Grande Montagne et d'Anse Quitor, réserves naturelles où se concentrent les efforts de restauration, le chant de la fauvette et le plumage écarlate du foodi continuent d'égayer le paysage. Symboles vivants de la résilience de la nature lorsque l'homme consent à lui tendre la main, ces deux oiseaux nous rappellent une vérité essentielle : il n'est jamais trop tard pour agir, même au bord de l'abîme.