Cette ancienneté ne relève pas du folklore touristique mais puise ses racines dans une histoire familiale singulière, celle d'Edmond Lai Min. Ce Cantonais, débarqué sur les quais mauriciens à l'âge de dix ans, avait d'abord œuvré dans une modeste boutique de la rue Wellington avant de concevoir un rêve ambitieux : faire découvrir et apprécier l'authentique cuisine de sa province natale à une clientèle encore peu familière de ces subtilités gastronomiques.
En 1946, fort de cette conviction et épaulé par son épouse Paule qui lui donnera huit enfants, Edmond Lai Min acquiert un bâtiment en bois à étages sur la route Royale et le transforme en restaurant. L'établissement original, démoli en 1970 pour céder la place à l'édifice actuel en béton, demeure gravé dans la mémoire de ceux qui l'ont fréquenté durant ses trois décennies d'existence.
Jean-Pierre Lai Min, fils du fondateur, se remémore avec nostalgie cette architecture d'antan : l'immense comptoir du rez-de-chaussée où l'on vendait les viandes rôties, les deux vitrines centrales garnies de biscuits et de chocolats, le bar à alcools dans un coin, et surtout cet escalier de bois menant aux cabines privées de l'étage. C'était là que se nouaient les plus belles soirées, particulièrement le samedi, lorsque les amateurs de courses hippiques venaient prolonger leurs émotions du jour autour d'un banquet. Le restaurant affichait alors complet, vibrant d'une ambiance festive qui marquait les esprits.
Brigitte Bardot
Catherine Deneuve
Carlos
Certaines grandes vedettes, françaises entre autres, ne s’y sont pas trompés. Catherine Deneuve, Brigitte Bardot, Dalida, Karen Cheryl ou encore l’inénarrable Carlos étaient des habitués. Tout comme le père du tourisme mauricien, sir Gaëtan Duval qui se pressait d’y amener ses visiteurs de marque pour témoigner de la diversité mauricienne.
Une carte fidèle aux traditions
La transmission générationnelle des savoir-faire se retrouve aujourd'hui dans chaque détail de la carte. L'établissement perpétue, avec Jean-Pierre et Jean-Marc Lai à sa tête, avec une discrétion toute orientale l'art millénaire de la cuisine chinoise, loin des artifices et des compromissions que l'on observe trop souvent sous ces latitudes.
Jean-Perre et Jean Marc Lai Min
Dès l'ouverture du menu, force est de constater que l'établissement ne cède pas aux sirènes de la fusion mal comprise. Ici, point de créativité débridée, mais une approche respectueuse des traditions culinaires du Céleste Empire. Le "Steamed Fish with Mustard Leaves" témoigne de cette philosophie : la cuisson vapeur, technique ancestrale s'il en est, préserve la délicatesse du poisson tout en l'enrichissant des notes piquantes des feuilles de moutarde, condiment emblématique de la gastronomie cantonaise chère à Edmond Lai Min.
L'amateur de crustacés ne boudra pas son plaisir devant le "Chili Crab", plat singapourien qui a su conquérir les tables chinoises de l'océan Indien. La préparation, équilibre subtil entre la douceur de la chair et l'ardeur du piment, révèle une maîtrise technique certaine. Les "Steamed Prawns with Garlic" confirment cette impression : simplicité apparente pour une exécution qui ne souffre aucune approximation.
Plus surprenant, le menu propose du cerf aux haricots noirs, curiosité gastronomique qui témoigne de l'adaptation de la diaspora chinoise aux produits locaux. Cette rencontre entre une viande de caractère et la profondeur umami de la sauce aux haricots fermentés mérite l'attention des palais aventureux.
Le plat-signature : une création mauricio-chinoise
Mais c'est sans doute le canard farci à la crème d'arouille qui constitue la véritable signature de l'établissement, synthèse remarquable entre savoir-faire chinois et terroir mauricien. Ce plat, absent du menu standard mais connu des initiés, illustre parfaitement cette capacité d'adaptation qui caractérise la diaspora culinaire chinoise. Jean-Pierre Lai Min en dévoile les secrets : "C'est un plat que beaucoup aiment. Sa recette consiste à braiser le canard et le désosser. Entre-temps, on cuit l'arouille au bain-marie et on y ajoute les épices nécessaires. Après, on met l'arouille en tant que farce dans le canard avant de le frire."
Cette création témoigne d'une inventivité respectueuse : l'arouille, tubercule emblématique de l'île, se substitue aux farces traditionnelles chinoises sans dénaturer l'esprit de la préparation. Le restaurant a su ainsi conserver une clientèle qui lui a juré fidélité, séduite par ces mets originaux qui ne se trouvent nulle part ailleurs.
Paradoxalement, Jean-Pierre Lai Min observe avec une pointe d'amusement que la majorité de ses clients demeure attachée aux classiques : "J'ai des clients qui viennent deux fois par semaine et qui viennent toujours manger la même chose. Ils aiment conserver leurs habitudes et n'osent pas s'aventurer à goûter d'autres plats." Mines frites et riz frit constituent ainsi le socle de cette fidélité, preuves que l'excellence réside parfois dans la simplicité maîtrisée.
L'art du partage convivial
Lai Min excelle particulièrement dans l'art du repas communautaire avec ses spécialités de "steamboat" — ces fondues chinoises où la convivialité le dispute à la gourmandise. Le "Ying Yang Superior Steamboat" constitue l'apothéose de cette tradition : un bouillon double, symbolisant l'harmonie des contraires, où chaque convive peut composer son propre mets selon ses goûts et ses envies.
Le "Chinese Hot Grill" complète cette offre interactive, permettant aux amateurs de grillades de s'improviser chefs le temps d'un repas. Cette formule, qui pourrait paraître anecdotique, révèle en réalité une profonde compréhension de la sociabilité mauricienne, où le partage du repas revêt une dimension quasi sacrée — héritage sans doute de ces soirées mémorables d'antan où le restaurant résonnait des rires et des conversations animées.
Le "Silken Egg Bean Curd with Greens" rappelle que la grande cuisine chinoise excelle dans l'art de sublimer les ingrédients végétaux. Ce tofu soyeux, caresse pour les papilles, s'accompagne de légumes verts dont la fraîcheur contrebalance harmonieusement la richesse de l'ensemble.
Une expérience au-delà de l'assiette
Fidèle à l'esprit festif de ses origines, l'établissement ne se contente pas d'être un simple restaurant mais cultive une véritable atmosphère. Les vendredis soir, la musique live vient bercer les dîneurs, tandis que les samedis se transforment en soirées dansantes, perpétuant cette tradition d'animation qui faisait jadis le succès des soirées post-hippiques. Cette programmation, loin d'être superficielle, s'inscrit dans la continuité des maisons de thé chinoises où l'art culinaire côtoie naturellement les autres expressions artistiques.
Pour conclure ce voyage gustatif, l'établissement propose un "Ice Tapioca", dessert rafraîchissant qui clôt le repas sur une note de délicatesse tropicale, accompagné d'un thé Oolong aux notes florales persistantes.
Dans un monde où l'authenticité se fait rare, Lai Min cultive près de quatre-vingts ans après sa création une certaine idée de la tradition culinaire chinoise, sans ostentation ni folklore. L'esprit pionnier d'Edmond Lai Min perdure, porté par une nouvelle génération qui a su préserver l'âme du lieu tout en l'adaptant aux exigences contemporaines. Une adresse à retenir lors de votre prochaine escale port-louisienne, d'autant que l'établissement propose désormais un service de plats à emporter pour les palais pressés et assure même des prestations de traiteur externe.
Restaurant Lai Min, 58 Royal Road, Port-Louis, Maurice. Ouvert du mardi au dimanche. Déjeuner : 11h-14h30, dîner : 18h30-21h. Fermé le lundi. Tél. : +230 242 00 42. Site : www.restaurantlaimin.com