Son champ d'investigation embrasse l'interculturalité sous toutes ses facettes : plurilinguisme, minorités linguistiques, diversité culturelle. Autant de thématiques qui, loin de constituer de simples objets d'étude académique, façonnent notre quotidien et nos interactions sociales. Priscille Ah Toy ne se contente pas de théoriser ces questions : elle accompagne entreprises et acteurs de terrain dans leurs réflexions sur le management interculturel, l'inclusivité et ces discriminations linguistiques et culturelles trop souvent invisibilisées.
Dans une époque où la mondialisation impose parfois une uniformisation réductrice, ses travaux rappellent que la richesse des sociétés réside précisément dans leur capacité à accueillir et valoriser la pluralité des voix.
"Carte Blanche" offre une tribune privilégiée aux experts, dirigeants, consultants, chercheurs et visionnaires qui façonnent le tourisme mauricien. Qu'ils soient à la tête d'établissements hôteliers emblématiques, d'agences de voyage innovantes, d'organismes institutionnels ou d'entreprises de services touristiques, ces professionnels possèdent une connaissance précieuse du terrain et une vision stratégique de l'industrie.
Cette rubrique leur donne l'opportunité de partager leurs analyses, leurs recommandations et leurs perspectives d'avenir, sans filtre ni contrainte éditoriale. Une véritable carte blanche pour alimenter le débat et enrichir la réflexion collective.
L’île Maurice : Vivre-ensemble, altérité et identité comme atouts touristiques par Priscille Ahtoy
Introduction
L’île Maurice n’a ni pétrole, ni or, ni diamants. Sa représentation est souvent réduite à une destination de plages de sable doré, de lagons turquoise et d’hôtels de luxe. Or, cette image ignore un capital immatériel unique qui réside dans son peuple. Un peuple venu de trois continents, qui a dû apprendre à cohabiter, à négocier les différences, à inventer une forme de vivre-ensemble unique au monde. Dans un contexte global marqué par la fragmentation identitaire et les tensions interculturelles, Maurice offre ce laboratoire vivant d’interculturalité (Eriksen, 1998), où le plurilinguisme et le métissage social se manifestent au quotidien. Mais ce trésor immatériel est-il vraiment reconnu à sa juste valeur ?
Pour que ce patrimoine devienne un véritable levier d’attractivité touristique, il est primordial que les Mauriciens eux-mêmes en prennent conscience, qu’ils en valorisent les composantes culturelles, linguistiques et sociales, et qu’ils en fassent un outil de projection internationale.Ce passé, riche d’héritages multiples, tel un tremplin doit constituer un levier pour la nouvelle phase de développement touristique de l’île.
Plurilinguisme et paysage culturel concret
Le plurilinguisme mauricien se traduit non seulement dans la pratique quotidienne, mais aussi dans le paysage urbain et rural. Les rues, les marchés, les commerces et les infrastructures publiques sont parsemés de panneaux en créole, français, anglais, chinois, hindi ou tamoul, reflétant cette diversité linguistique et culturelle. Ces éléments tangibles offrent aux touristes un aperçu immédiat de l’interculturalité de l’île et permettent de comprendre que les langues et les cultures coexistent dans l’espace public, sans hiérarchie imposée ni politique normative stricte.
Comme le souligne le linguiste Robert Chaudenson (1992), la société mauricienne est marquée par un « plurilinguisme généralisé », où les langues ne s’excluent pas mais s’imbriquent dans un continuum de pratiques sociales. Si le touriste n’est pas perdu géographiquement, il se retrouve en revanche dépaysé au milieu de ces panneaux polyglottes — et c’est précisément ce qu’il recherche !
Lors de mon dernier séjour à Singapour, j’ai été frappée par la ressemblance sur le plan multiculturel avec l’île Maurice. Or, là où Singapour donne l’image d’une cité-État planifiée minutieusement, où le multiculturalisme semble être fortement encadré par des politiques étatiques, à Maurice, en revanche, la liberté et la spontanéité dans la cohabitation des langues et des pratiques culturelles produisent un vivre-ensemble dynamique, fruit d’une appropriation sociale plutôt que d’une prescription étatique.
Identité mauricienne et altérité
Une spécificité majeure du vivre-ensemble mauricien réside dans cette dualité entre identité communautaire et identité nationale. Je constate que sur le territoire mauricien, les individus se définissent souvent d’abord par leur appartenance ethnique — Indien, Chinois, Créole, Franco-Mauricien — tandis qu’à l’étranger, ils se présentent comme Mauriciens. Cette observation illustre un paradoxe identitaire : la conscience nationale émerge plus nettement hors du territoire, tandis que sur le territoire insulaire, l’identité est fragmentée en fonction des appartenances culturelles ou religieuses.
L’anthropologue Thomas Hylland Eriksen (1998) parle à ce propos de « nationalisme pluriel », un phénomène par lequel les identités communautaires coexistent avec une identité nationale partagée, souvent activée dans des contextes internationaux. Les concepts d’altérité et de tolérance, tels que théorisés dans les sciences sociales, prennent ici tout leur sens. Reconnaître l’autre dans sa différence, sans hiérarchiser ni nier cette différence, constitue la base du vivre-ensemble mauricien. Cette capacité à conjuguer identités multiples dans une identité nationale partagée est un atout stratégique, susceptible de renforcer l’image internationale de Maurice si elle est consciemment valorisée.
Le « Puy du Fou mauricien » : mémoire et expérience
Pour formaliser et transmettre cette richesse, un projet ambitieux pourrait consister à créer un espace mémoriel et expérientiel, inspiré du modèle du Puy du Fou en France, mais adapté au contexte mauricien. L’objectif serait double : 1. Pour les Mauriciens : offrir un lieu de réflexion et de fierté nationale, retraçant l’histoire du peuplement de l’île, des personnes esclavisées, des travailleurs engagés et des commerçants venus d’Asie et d’Europe, jusqu’au tissage du vivre-ensemble. 2. Pour les touristes : proposer une expérience immersive et pédagogique, illustrant que l’île ne se limite pas à ses paysages, mais qu’elle est également le produit d’un métissage historique et social, qui constitue la richesse et l’essence même de l’île.
À travers des spectacles, des reconstitutions, des ateliers et des parcours interactifs, ce type d’espace permettrait de transmettre l’histoire collective, de sensibiliser aux notions d’altérité et de tolérance et de faire ressentir la valeur de cette identité mauricienne, unique, à forte valeur ajoutée.
Gastronomie et interculturalité comme vecteurs d’expérience
Le métissage culinaire constitue un autre exemple tangible de cette interculturalité. Les plats mauriciens — dholl puri, mine frit, vindaye ou autres gâteaux coco, gâteaux zingli, napolitaines — sont le résultat de rencontres historiques et de pratiques culinaires venues de différents continents. Cette gastronomie plurielle, consommée et partagée au quotidien, constitue un outil d’expérience et de médiation culturelle, permettant aux visiteurs de vivre concrètement la diversité sociale et culturelle de l’île.
Le vivre-ensemble comme atout économique et touristique
L’île Maurice peut se targuer d’avoir bâti son économie sur son capital humain, et non sur des ressources naturelles. Cette réalité confère au vivre-ensemble un poids stratégique : il est à la fois moteur de cohésion sociale et levier d’attractivité touristique.
Valoriser ce patrimoine implique de :
• renforcer la fierté, l’unité nationale et la conscience collective de l’identité mauricienne ;
• promouvoir des parcours immersifs dans les villages, marchés et lieux culturels, mettant ainsi en avant des lieux excentrés ainsi que leurs populations ;
• présenter la gastronomie et les pratiques interculturelles comme expérience touristique, à travers des familles qui accueilleraient certains touristes dans l’intimité de leurs maisons ;
• améliorer et valoriser les conditions et la formation des professionnels du tourisme, afin que l’accueil reflète la convivialité et le savoir-vivre de l’île.
Conclusion
Contrairement à d’autres pays qui s’appuient sur des ressources minières stratégiques — lithium pour les batteries, cobalt et nickel pour l’électronique ou indium pour les écrans tactiles — l’île Maurice ne possède pas de telles richesses naturelles. Sa seule véritable ressource, c’est son peuple et sa capacité unique à conjuguer altérité et identités dans un vivre-ensemble singulier.
Ce vivre-ensemble mauricien — fruit d’un métissage plurilingue, multiculturel et historique, étudié par Chaudenson pour son plurilinguisme et par Eriksen, notamment pour son nationalisme pluriel — est le principal atout stratégique de l’île. Il incarne la capacité à conjuguer altérité, tolérance et identité nationale dans un espace social partagé.
Pour que Maurice continue à se distinguer sur la scène internationale, il est indispensable que sa population elle-même reconnaisse d’abord cette richesse, la valorise et la transmette. Ce n’est qu’ainsi que l’expérience touristique mauricienne pourra se transformer en une expérience unique, véritablement authentique, où le visiteur ne contemplera plus seulement un paysage, mais sera l’acteur privilégié d’un modèle de vivre-ensemble unique au monde.