Il y a des victoires qui marquent l'Histoire par leur ampleur, d'autres par leur caractère décisif. Celle de Grand Port, livrée du 20 au 27 août 1810 dans la baie éponyme de l'Isle de France – aujourd'hui île Maurice –, appartient à cette catégorie rare des triomphes tactiques qui accélèrent paradoxalement la défaite stratégique. Car si cette bataille navale demeure l'unique victoire française sur mer à figurer sur l'Arc de Triomphe¹, elle sonna également le glas de l'Empire français dans l'océan Indien.
En ce 28 août 2025, 215 ans après cette confrontation titanesque, l'île Maurice célèbre discrètement l'anniversaire d'un combat qui détermina son destin pour les siècles suivants. Une bataille qui vit la marine de Napoléon infliger à la toute-puissante Royal Navy sa plus lourde défaite des guerres napoléoniennes, avant de sombrer définitivement trois mois plus tard sous les couleurs britanniques.
Cette journée d'août 1810 cristallise en effet tous les paradoxes de l'épopée napoléonienne : génie tactique et aveuglement stratégique, bravoure exemplaire et ressources insuffisantes, gloire éphémère et destin inexorable. Dans les eaux cristallines de Grand Port s'écrivit l'épilogue héroïque d'un siècle de domination française sur cette « perle de l'océan Indien » que se disputaient les deux plus grandes puissances navales du monde.
L'île Maurice, joyau stratégique de l'océan Indien
Pour comprendre l'enjeu de Grand Port, il faut saisir l'importance géostratégique de l'Isle de France en 1810. Située sur la route des Indes, à mi-chemin entre l'Afrique et l'Asie, cette île de 1 865 kilomètres carrés constitue alors la dernière base française dans l'océan Indien². Depuis la brillante administration de Mahé de La Bourdonnais (1735-1746), elle s'est muée en un redoutable nid de corsaires qui harcèlent impitoyablement le commerce britannique.
Les corsaires français, ces « négociants » armés par les riches familles créoles, ont fait de l'île une épine dans le pied de l'East India Company. En 1809 seulement, ils capturent pour plusieurs millions de livres sterling de marchandises³. L'Angleterre, maîtresse des mers depuis Trafalgar, ne peut tolérer cette ultime poche de résistance française qui menace ses convois vers les Indes orientales.
La stratégie britannique est méthodiquement ourdie. Après avoir pris pied sur l'île voisine de La Réunion – rebaptisée île Bonaparte – en juillet 1810⁴, les forces du commodore Josias Rowley se tournent vers l'Isle de France. L'objectif est double : éliminer définitivement la menace corsaire et parachever la domination anglaise sur l'océan Indien.
Le monument commémoratif
Le piège de Grand Port
Le 13 août 1810, une flottille britannique s'empare par ruse de l'île de la Passe, îlot fortifié gardant l'entrée de la baie de Grand Port⁵. Cette position stratégique, véritable « clef de la mer », commande l'accès au mouillage naturel de Port-Impérial, rebaptisé ainsi sous l'Empire. Le capitaine Nesbit Willoughby, à bord de la frégate Néréide, y installe ses canons et attend.
Une semaine plus tard, le destin frappe. Le 20 août, l'horizon se peuple de voiles françaises. L'escadre du capitaine Guy-Victor Duperré, de retour d'une fructueuse campagne dans le canal du Mozambique, approche sans méfiance de sa base habituelle⁶. Aux côtés de sa frégate-amiral Bellone naviguent la Minerve et la corvette Victor, escortant leurs prises : les navires de l'East India Company Ceylon et Windham, chargés de précieuses cargaisons.
Willoughby ne laisse pas passer l'aubaine. Arborant pavillon français et utilisant les signaux de reconnaissance dont il s'est emparé, il attire l'escadre française dans la nasse. Quatre des cinq navires français franchissent la passe avant que la supercherie ne soit découverte. Le piège se referme.
« Ce n'est pas une victoire, c'est une conquête »
Mais Duperré n'est pas homme à se laisser surprendre. Officier expérimenté, futur amiral et pair de France, il transforme instantanément le guet-apens en bataille rangée⁷. Ses navires se déploient au fond de la baie, protégés par les récifs coralliens qui entravent les mouvements de leurs adversaires.
Le 22 août, les renforts britanniques arrivent : les frégates Sirius, Iphigenia et Magicienne rejoignent Willoughby. Quatre contre quatre, la partie semble équilibrée. Mais les Français ont pour eux la connaissance des lieux et l'avantage défensif.
Le combat s'engage le 23 août à 17 h 30, quand la Minerve du capitaine Bouvet ouvre le feu⁸. Plus de 200 canons tonnent dans la baie, couvrant les navires d'un épais nuage de fumée. De Mahébourg, où s'est installé le gouverneur Decaen, la population assiste fascinée à ce spectacle grandiose et terrifiant.
La bataille fait rage deux jours durant. Les navires britanniques, gênés par les hauts-fonds et les courants, s'échouent successivement. Le Sirius et la Magicienne, immobilisés sur les récifs, deviennent des cibles faciles pour l'artillerie française. Leurs équipages les sabordent pour éviter la capture.
Seule l'Iphigenia du capitaine Henry Lambert parvient à se dégager et à gagner l'île de la Passe. Mais le 27 août, l'escadre du commodore Jacques Hamelin apparaît à l'entrée de la baie : trois frégates fraîches face à un navire épuisé et endommagé. Lambert capitule avec les honneurs de la guerre.
Le bilan est accablant pour la Royal Navy : quatre frégates perdues, dont deux coulées et deux capturées, plus de 1 600 prisonniers⁹. Les pertes humaines sont dramatiques : 105 tués et 163 blessés côté britannique, contre 37 tués et 112 blessés côté français¹⁰. C'est la plus grave défaite navale britannique des guerres napoléoniennes.
Le chant du cygne français
Pierre Julien Gilbert, peintre officiel de la Marine, immortalisera cette victoire dans ses toiles exposées aujourd'hui au château de Versailles¹¹. Son pinceau saisit l'ampleur du désastre britannique : navires en flammes, mâts brisés, pavillons britanniques en berne. L'image d'une Royal Navy humiliée dans les eaux lointaines de l'océan Indien.
Napoléon, depuis les Tuileries, exulte. Il fait graver « GRAND-PORT » sur l'Arc de Triomphe, aux côtés des plus grandes victoires de l'Empire¹². Cette bataille navale demeure aujourd'hui la seule de son espèce à figurer sur le monument. L'Empereur croit tenir sa revanche sur Trafalgar.
Mais la victoire de Grand Port, si éclatante soit-elle, porte en germe sa propre négation. En infligeant une si lourde défaite à la Royal Navy, elle précipite la riposte britannique. Londres ne peut laisser impuni cet affront à sa suprématie maritime.
L'inexorable riposte britannique
Dès septembre 1810, l'Amirauté concentre dans l'océan Indien des moyens considérables. Soixante-dix navires de tous tonnages convergent vers Rodrigues, transformée en base d'opérations avancée¹³. Le contre-amiral Albemarle Bertie prend le commandement de cette armada : 10 000 hommes, dont de nombreux cipayes indiens aux « turbans majestueux », s'apprêtent à déferler sur l'Isle de France.
Le 29 novembre 1810, l'invasion commence. Les Britanniques débarquent au Cap Malheureux, dans le nord de l'île, évitant les défenses françaises concentrées autour de Port-Louis. Avec seulement 4 000 hommes face à des forces deux fois et demie supérieures, le général Decaen ne peut résister longtemps¹⁴.
Le 3 décembre 1810, soit moins de quatre mois après son triomphe de Grand Port, le dernier gouverneur français de l'Isle de France signe la capitulation. L'île redevient Maurice – du nom du prince Maurice de Nassau, qui lui donna son nom au temps de la colonisation hollandaise. Elle le restera jusqu'à son indépendance en 1968.
Un destin bascule dans l'océan Indien
Cette victoire à la Pyrrhus scelle le destin de l'île Maurice pour un siècle et demi. Colonie britannique, elle développe une économie sucrière fondée sur l'esclavage, puis sur l'engagisme indien. Sa population se métisse, sa culture se créolise, mais dans un cadre institutionnel britannique.
Le français, langue de l'ancienne élite créole, survit comme idiome du cœur et de la nostalgie. L'anglais s'impose comme langue officielle et commerciale. Le créole mauricien naît de ce métissage linguistique et culturel. Trois langues pour une île, témoignage vivant de cette histoire tourmentée.
Aujourd'hui encore, l'île Maurice porte les stigmates de ce basculement historique. Son droit, ses institutions, son système éducatif procèdent du modèle britannique. Mais ses noms de lieux, sa cuisine, ses traditions familiales gardent la trace de l'héritage français. Grand Port même a conservé son nom, ultime clin d'œil à cette bataille qui changea le cours de l'Histoire.
L'héritage d'une gloire éphémère
Deux siècles plus tard, que reste-t-il de cette victoire française ? Un nom gravé dans le marbre parisien, quelques toiles dans les musées, et surtout le souvenir d'une marine française capable, l'espace d'une semaine, de défier la maîtresse des mers.
Car Grand Port démontre que l'issue des guerres napoléoniennes n'était pas écrite d'avance. Que la supériorité britannique sur les océans n'était pas absolue. Que les corsaires français de l'océan Indien, ces « derniers Mohicans » de l'Empire, pouvaient encore infliger des revers cuisants à leurs adversaires.
Mais cette victoire éclaire aussi les limites de la puissance napoléonienne. Faute de moyens suffisants, faute d'une stratégie navale cohérente, l'Empire ne put capitaliser sur ce succès tactique. Grand Port resta un feu de paille dans l'immensité océanique contrôlée par la Royal Navy.
Il y a 215 ans, dans une baie de l'océan Indien, la France livrait son dernier grand combat naval. Victoire éclatante et défaite annoncée, cette bataille résume à elle seule tous les paradoxes de l'épopée napoléonienne : génie et démesure, gloire et chute, rêve impérial et réalités géopolitiques.
PHOTO DE COUVERTURE : Le combat de Grand Port, huile sur toile de Pierre-Julien Gilbert
Musée national de la Marine, Paris.
Notes :
La bataille de Grand Port est la seule bataille navale inscrite sur l'Arc de Triomphe de Paris.
L'Isle de France, colonisée par la France depuis 1715, constitue avec La Réunion (île Bonaparte) les dernières possessions françaises de l'océan Indien.
Les corsaires mauriciens capturèrent notamment trois navires de l'East India Company le 18 novembre 1809.
L'île Bourbon (La Réunion) fut conquise par les Britanniques le 7 juillet 1810.
L'île de la Passe fut prise dans la nuit du 13 au 14 août 1810 par un détachement britannique.
L'escadre Duperré revenait d'une campagne dans le canal du Mozambique avec plusieurs prises.
Guy-Victor Duperré (1775-1846), futur amiral et ministre de la Marine sous Louis-Philippe.
Le capitaine Bouvet commandait la frégate Minerve lors de l'ouverture des hostilités.
Bilan britannique : HMS Sirius et HMS Magicienne coulés, HMS Iphigenia et HMS Néréide capturés.
Pertes établies d'après les rapports des deux camps.
Pierre Julien Gilbert (1783-1860), peintre spécialisé dans les scènes navales.
Décision impériale de graver « GRAND-PORT » sur l'Arc de Triomphe.
Concentration de la flotte britannique à Rodrigues sous les ordres du contre-amiral Bertie.
Capitulation signée le 3 décembre 1810 par le général Charles Decaen.